Au cours de la dernière année, les législateurs et les autorités gouvernementales du Canada ont redoublé d’efforts pour lutter contre la corruption et la violation des droits de la personne au sein des chaines d’approvisionnement mondiales. De tels efforts ciblent souvent des multinationales dans le but de leur imposer des obligations de vérification diligente concernant la corruption et les droits de la personne qui assureront la conformité chez leurs fournisseurs qui sont de petites et moyennes entreprises (fournisseurs qui sont des PME) dans les marchés émergents.
Même si les mesures proposées encourageront vraisemblablement les multinationales à être plus proactives pour déterminer et atténuer les risques de travail forcé et de corruption au sein de leurs chaines d’approvisionnement, elles ne tiennent pas pleinement compte de la capacité des fournisseurs qui sont des PME dans les marchés émergents à mettre en œuvre des programmes de conformité en présence de violation des droits de la personne et de corruption systémiques.
Pour que leurs politiques de conformité aient, en pratique, l’effet maximal souhaité et qu’elles préviennent tant les dommages sur le plan juridique que les atteintes à leur réputation, les entreprises auraient tout intérêt à investir dans la formation et le soutien de leurs fournisseurs dans les marchés émergents afin qu’ils soient eux‑mêmes capables de mettre en œuvre des mesures de conformité.
Lutter contre l’esclavage moderne et la corruption au sein des chaines d’approvisionnement
Le projet de loi S-211 du Canada, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes, a passé le stade de la deuxième lecture à la Chambre des communes le 1er juin 2022 et en est actuellement au stade de l’examen en comité (qui est suspendu pendant la pause estivale)[1].
Le projet de loi S-211 imposerait des obligations de faire rapport sur les chaines d’approvisionnement à toute « entité » ayant un lien avec le Canada qui produit, vend ou distribue des marchandises partout dans le monde, qui importe des marchandises au Canada ou qui contrôle une entité engagée dans l’une de ces activités, ainsi qu’aux institutions fédérales/sociétés d’État canadiennes qui produisent, achètent ou distribuent des marchandises partout dans le monde[2]. Comme le libellé du projet de loi est très large, il pourrait viser involontairement beaucoup d’activités.
Selon la définition du projet de loi S-211, une « entité » comprend toute personne morale, société de personnes ou autre organisation :
- soit dont les actions ou titres de participation sont inscrits à une bourse de valeurs canadienne;
- soit qui a un établissement au Canada, y exerce des activités ou y possède des actifs et qui, selon ses états financiers consolidés, remplit au moins deux des conditions ci-après pour au moins un de ses deux derniers exercices :
- elle possède des actifs d’une valeur d’au moins 20 000 000 $,
- elle a généré des revenus d’au moins 40 000 000 $,
- elle emploie en moyenne au moins 250 employés;
- soit qui est désignée par règlement[3].
La définition de « contrôle » est, quant à elle, très large[4], conférant au projet de loi S-211 une portée considérable, ce qui signifie que la responsabilité pourra percer les structures d’entreprise complexes.
Les obligations de faire rapport que renferme le projet de loi S-211 sont essentiellement les mêmes pour les institutions fédérales et les entités du secteur privé. Le projet de loi S-211 exige que celles-ci fournissent au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile un rapport annuel décrivant les mesures qu’elles ont prises pendant l’exercice précédent pour prévenir et réduire le risque du recours au travail forcé et au travail des enfants à quelque étape que ce soit dans leurs chaines d’approvisionnement respectives (rapport)[5]. Tous les rapports doivent être mis à la disposition du public dans un endroit bien en vue du site Web de l’entité ou de l’institution fédérale visée[6].
En outre, le projet de loi S-211 modifierait le Tarif des douanes[7] afin de permettre au gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre des Finances, de prendre des mesures par règlement interdisant l’importation de marchandises fabriquées ou produites, en tout ou en partie, par recours au travail forcé ou au travail des enfants[8].
Les autorités canadiennes sont allées au-delà de simples mesures législatives en réponse à la violation des droits de la personne dans les chaines d’approvisionnement. Plus tôt cette année, Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC) a résilié deux contrats d’approvisionnement avec Supermax Healthcare Canada à la suite d’allégations selon lesquelles les gants en nitrile que cette société fabriquait en Malaisie aux fins d’utilisation par les travailleurs de la santé canadiens étaient faits par recours au travail forcé[9]. La décision de SPAC faisait suite à l’émission par le Service des douanes et de la protection des frontières (SDPF) des États-Unis (U.S. Customs and Border Protection) d’une ordonnance de refus de mainlevée de la retenue (ordonnance) à l’encontre de Supermax Corporation Bhd. et de ses filiales prenant effet le 21 octobre 2021[10]. L’ordonnance avait été émise sur le fondement de renseignements qui indiquaient raisonnablement que ces entreprises recouraient au travail forcé au sein de leurs activités de fabrication[11].
Cibler les multinationales, est-ce suffisant?
Les mesures récentes proposées au Canada constituent assurément un pas dans la bonne direction pour lutter contre l’esclavage moderne. Nous pouvons nous attendre à ce que le projet de loi S-211, s’il est sanctionné, encourage les multinationales exerçant leurs activités ou faisant affaire au Canada à évaluer proactivement les risques de violation des droits de la personne au sein de leurs chaines d’approvisionnement mondiales et à prendre des mesures accrues pour que leurs politiques de conformité soient efficaces.
Plus particulièrement, l’obligation, prévue dans le projet de loi S-211, pour les entreprises de rendre leurs rapports publics (qui les rend passibles de lourdes amendes en cas de déclaration fausse ou trompeuse ou de fourniture de renseignements faux ou trompeurs[12]) devrait contraindre les multinationales qui cherchent à gérer le risque d’atteinte à leur réputation à apporter des changements considérables à leurs activités d’exploitation.
De plus, certaines des obligations de faire rapport imposées expressément par le projet de loi pourraient exiger des multinationales qu’elles examinent de plus près les processus de production de leurs fournisseurs, ce qui pourrait inclure des fournisseurs qui sont des PME dans les marchés émergents, et qu’elles travaillent réellement avec eux pour remédier aux préoccupations concernant l’esclavage moderne. Des mesures telles que celles qu’ont prises SPAC et le SDPF contre Supermax inciteront certainement les multinationales à réévaluer et à repenser leurs chaines d’approvisionnement, puisque ces types de mesures ont une incidence économique immédiate sur elles.
À retenir
Il sera intéressant de voir dans quelle mesure le projet de loi S-211 atténue les risques de corruption et de violation des droits de la personne au sein des PME dans les marchés émergents s’il est sanctionné et que les règlements et lignes directrices des autorités de réglementation connexes sont mis en œuvre. D’ici là, alors que les entreprises résidant ou faisant affaire au Canada se préparent à réévaluer et à repenser leurs activités d’exploitation pour satisfaire aux exigences découlant des mesures proposées, elles devraient être conscientes que ces mesures pourraient simplement créer l’illusion de faire progresser la lutte contre l’esclavage moderne et la corruption, tout en négligeant les obstacles systémiques perpétuant la corruption et la violation des droits de la personne dans les marchés émergents.
[1]. Projet de loi S-211, Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaines d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes, 1re session, 44e législature, 2022 (en sa version adoptée par le Sénat le 28 avril 2022) [projet de loi S‑211]. Consulter la progression du projet de loi S-211 ici. Consulter le texte du projet de loi S-211 ici.
[2]. Projet de loi S-211, art. 5 et 9.
[3]. Projet de loi S-211, art. 2.
[4]. Projet de loi S-211, art. 10, une entité est contrôlée par une autre si elle est contrôlée par celle-ci directement ou indirectement, de quelque manière que ce soit. Si une entité est présumée contrôler une autre entité, elle sera automatiquement réputée contrôler toutes les filiales de cette entité, ainsi que les filiales de ces filiales.
[5]. Projet de loi S-211, par. 6(1) et 11(1).
[6]. Projet de loi S-211, art. 8 et par. 13(1).
[7]. Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36.
[8]. Projet de loi S-211, art. 26 et 27.
[9]. La Presse, « Ottawa résilie des contrats accordés à Supermax Healthcare Canada » (15 janvier 2022) Disponible en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2022-01-15/allegations-de-travail-force/ottawa-resilie-des-contrats-accordes-a-supermax-healthcare-canada.php
[10]. Service des douanes et de la protection des frontières (SDPF) des États-Unis, « CBP Issues Withhold Release Order on Supermax Corporation Bhd. and its Subsidiaries » (20 octobre 2021). Disponible en ligne : https://www.cbp.gov/newsroom/national-media-release/cbp-issues-withhold-release-order-supermax-corporation-bhd-and-its
[11]. Ibid.
[12]. Voir le projet de loi S-211, par. 19(2).