Autrefois un concept obscur, les actifs numériques, dont les cryptomonnaies, ont connu une croissance spectaculaire, réalisant une valeur de plus de 3 T$ US en novembre dernier sans le moindre signe de ralentissement. L’application extraterritoriale des lois étrangères est une préoccupation émergente alors que des règlements sur les cryptomonnaies sont mis en œuvre dans d’autres pays, notamment aux États‑Unis. Bien qu’il n’existe pas encore de règlements sur les cryptomonnaies au Canada, les entreprises canadiennes doivent tenir compte des risques liés à l’application, par les organismes étrangers, de leurs propres règles à l’extérieur de leur territoire de compétence.
Les États-Unis : une compétence et une portée extraterritoriale étendues
Aux États-Unis, le cadre réglementaire qui s’applique aux cryptomonnaies et aux autres actifs numériques dépend de plusieurs facteurs, notamment du fait que la cryptomonnaie est ou non un titre et du type de placement ou d’activité en question. À l’heure actuelle, la supervision de la sphère des actifs numériques est fragmentée; les organismes de réglementation et autres organes de supervision appliquent les cadres juridiques existants aux nouveaux marchés des actifs numériques. Cependant, les responsables de l’application des lois aux États-Unis ont fait valoir leur vaste compétence à l’égard des actifs numériques.
Un tribunal américain a déjà reconnu que la Securities and Exchange Commission des États-Unis (SEC) possédait une vaste compétence en émettant une injonction pour interrompre la livraison de cryptomonnaies à des investisseurs étrangers. En 2019, la SEC avait demandé une injonction afin d’empêcher une entreprise de livrer une cryptomonnaie à des acheteurs parce que l’entreprise n’avait pas procédé à une inscription avant d’offrir un titre sur le marché. L’entreprise a demandé au tribunal de limiter la portée de l’injonction afin d’interdire les achats par des personnes des États-Unis seulement. Le tribunal a rejeté la demande de l’entreprise sur le fondement qu’il existait un risque significatif que la cryptomonnaie puisse être revendue à des personnes des États-Unis par des investisseurs étrangers.
L’année suivante, en novembre 2020, dans sa publication intitulée Cryptocurrency: An Enforcement Framework, le département de la Justice des États-Unis (département de la Justice) a jeté les bases d’une approche énergique en matière d’enquête et de poursuite à l’égard des crimes liés aux cryptomonnaies sans égard à l’emplacement des auteurs allégués. Soulignons que le département de la Justice estime que les États-Unis disposent d’une compétence assez large pour intenter des poursuites et saisir des actifs numériques lorsqu’une opération sur des actifs numériques interagit simplement avec des systèmes informatiques financiers, des systèmes de stockage de données ou d’autres systèmes informatiques situés aux États-Unis ou si des cryptomonnaies sont utilisées afin de se procurer des marchandises illégales ou de frauder des citoyens américains.
Possibilité d’une coordination et d’une coopération à l’échelle internationale?
Dernièrement, le 9 mars 2022, le président Biden a émis un décret présidentiel présentant une politique nationale relative aux actifs numériques. Le décret présidentiel donne l’instruction expresse à divers départements gouvernementaux fédéraux et étatiques de coordonner leurs efforts pour réglementer les actifs numériques. Il vise également à renforcer l’application du droit international en matière de crimes liés aux actifs numériques et exige que le procureur général soumette un rapport au président sur la manière de renforcer l’application du droit international à l’égard de la détection des activités criminelles liées aux actifs numériques ainsi qu’aux enquêtes et aux poursuites à cet égard.
Au même moment, une analyse laisse entendre que le cadre réglementaire américain évoluera probablement de manière à permettre aux procureurs de demander aux tribunaux de saisir les actifs numériques des bourses de cryptomonnaies étrangères immédiatement, contournant ainsi l’émission habituelle de demandes d’aide juridique mutuelle aux termes des traités au pays hôte. Il reste à voir comment une telle mesure sera accueillie et tolérée par d’autres pays, dont le Canada, comment les autres pays coopéreront ou s’ils adopteront des approches semblables et à quel point l’application des lois sera efficace en définitive.
Entre-temps, le budget 2022 du Canada cherche à prioriser l’application de la loi aux crimes financiers et l’élaboration d’un cadre législatif à l’égard des monnaies numériques. Plus particulièrement, le gouvernement fédéral prévoit de fournir 2 M$ à Sécurité publique Canada en 2022-2023 pour créer une nouvelle agence canadienne des crimes financiers, des détails supplémentaires devant être annoncés dans la mise à jour économique et budgétaire de l’automne 2022. Le gouvernement fédéral propose également de lancer un examen législatif axé sur la numérisation de l’argent, en accordant 17,7 M$ sur cinq ans au ministère des Finances pour diriger l’examen du secteur des monnaies numériques, qui se penchera notamment sur le besoin potentiel d’une monnaie numérique de la banque centrale.
À retenir
Le monde numérique évolue rapidement, ce qui complexifie le recours aux procédures extraterritoriales standard pour faire appliquer efficacement les lois sur les valeurs mobilières et les autres lois. Des entreprises canadiennes ayant des liens solides avec les États-Unis pourraient être assujetties aux mesures d’application de la réglementation des États-Unis, dont la saisie d’actifs numériques, puisque les règlements sont mis en application à l’extérieur du territoire de compétence par la SEC, le département de la Justice ou d’autres organes. Bien que le Canada soit en voie de créer son propre cadre réglementaire à l’égard des cryptomonnaies, à la lumière de l’incertitude caractérisant le risque d’application extraterritoriale, les entreprises canadiennes doivent tenir compte de l’incidence du régime américain sur leurs activités.